NOS CRISES N’ARRIVENT PAS PAR HASARD


Source: FAVRE, Catherine, psychologue. Propos recueillis par Pascale Senk, Psychologies, Janvier 1999.



On a l’impression qu’elles nous «tombent dessus». En réalité, elles sont programmées dans notre inconscient. Pour nous confronter à des problèmes non résolus de notre passé.


Psychologue clinicienne et psychothérapeute, Catherine Favre est l’auteur de Naissance du 4e type (le Souffle d’or, 1991), une étude menée avec son mari Daniel Favre, chercheur en neurobiologie, sur l’évolution psychique et ses grandes étapes. Elle a écrit un article remarqué sur le Couple comme matrice d’évolution dans la Revue de psychologie de la motivation du Cercle d’études Paul Diel, (n° 19).


Et si dans nos crises se jouaient des «naissances psychiques»?

Pour Catherine Favre, nos moments de bouleversement intérieur sont des opportunités qui nous poussent à nous redéfinir. Ils ne sont pas fortuits, mais programmés dans notre inconscient. En ce sens, nous ne sommes pas seulement les acteurs de nos crises, nous en sommes aussi, à notre insu, les scénaristes.


Psychologies: Votre pratique quotidienne vous autorise à penser que l’on ne se retrouve pas en crise par hasard. Que voulez-vous dire par là?

Catherine Favre : Au départ, les personnes viennent consulter avec le sentiment que la crise leur «tombe dessus». L’épreuve ou le mal-être qu’ils endurent étaient imprévisibles, disent-ils. À ce moment-là, il leur est impossible d’accepter l’idée que la crise peut aussi être une opportunité. Puis, peu à peu, au cours du travail psychothérapeutique, ils prennent conscience de leur part de responsabilité dans la genèse de la situation (conduites répétitives, stagnation...) et se réapproprient ainsi leur vécu. Il leur faut souvent remonter quinze ou vingt ans en arrière, et aborder parfois certains traumatismes de l’enfance, pour identifier les causes de ce qui leur arrive aujourd’hui. Alice et Martin, le dernier film d’André Téchiné, illustre bien ces mécanismes. Le héros, Martin, est un jeune provincial en rupture avec son passé. Il rencontre Alice et connaît avec elle une histoire d’amour. Mais le jour où elle lui annonce qu’elle est enceinte, alors même que rien ne le laissait supposer, la crise éclate: Martin est comme submergé par une lame de fond, il déraille, vacille. Alice se lance dans une véritable enquête psychologique. Son objectif: découvrir la cause de cette panique imprévue. La relation conflictuelle et douloureuse que Martin a eue avec son propre père est évidemment la clef de cette énigme.


Les crises seraient donc des occasions de renouer avec les problèmes non résolus de notre vie?

Oui. Prenez l’exemple des processus de deuil: certains ne peuvent pas s’accomplir tout de suite. Ils sont alors rangés dans un casier «à traiter plus tard». Jusqu’à ce que, dix ans plus tard, la personne ait la solidité nécessaire pour affronter cette épreuve: elle se met inconsciemment dans une situation (rupture, licenciement...) où elle va reprendre contact avec ce deuil intérieur inachevé. Je pense, en effet, que les grandes crises de notre vie se répondent comme en écho. Elles résonnent les unes avec les autres et peuvent même se télescoper. Un exemple, lors d’une crise de «milieu de vie», à partir de la quarantaine, certains vont avoir du mal à admettre de vieillir et revisiteront leur crise d’adolescence, quand s’est joué pour la première fois leur accès à la maturité. Lorsqu’on traverse une crise, on a l’opportunité de dénouer des vécus qui n’ont pu être intégrés lors de crises antérieures. D’ailleurs, certains patients, comme guidés par un pressentiment inconscient, entrent en thérapie parce qu’ils cherchent, en réalité, quelqu’un de solide qui les aide à s’engager dans un processus de crise. Ils se sentent prêts à affronter une problématique qu’ils ne pouvaient pas travailler auparavant.


Diriez-vous qu’une part inconsciente de nous-mêmes met tout en œuvre pour aboutir à des situations de crise? Je le crois, oui, car les crises sont aussi de formidables occasions de croissance. Regardez certains couples comme ils se sont «magnifiquement choisis». Leur relation génère tant de crises que leur entourage se demande pourquoi ils sont ensemble. En fait ils «sont faits l’un pour l’autre». Dès que l’un d’eux est soumis à ses propres mécanismes inconscients, cela déclenche, par réaction, ceux de l’autre. Je pense à un couple en particulier. Lui, qui avait été livré à lui-même dans l’enfance, et qui en avait gardé l’habitude de tout gérer, souffrait d’un syndrome d’abandon. Dans le couple, il prenait tout en charge jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, il explosât de colère. Or sa compagne avait tendance à réagir aux conflits par le mutisme et l’absence. Ce qui le rendait fou parce qu’il revivait alors tout ce qui l’avait fait souffrir dans son enfance. C’était magnifique d’ajustement. Comment ne pas penser qu’ils se sont inconsciemment choisis pour revivre leur propre histoire et la dépasser?


Mais que penser alors des crises qui n’ont pas d’issue transformatrice ou positive?

Potentiellement, nous avons tous la capacité de traverser une crise, nous avons des ressources internes pour nous «mettre au travail». Cela ne veut pas dire que l’issue de ce grand chamboulement intérieur est obligatoirement positive: au contraire, il peut mener à la folie, voire au suicide ou, plus souvent, à la dépression dans laquelle certaines personnes semblent immobilisées. L’entourage joue alors un rôle très important. Quelle représentation de la crise ont les proches? Ne provoque-t-elle pas chez eux une angoisse que la personne aura du mal à gérer? Ne sent-elle pas de leur part un rejet de ce qu’elle vit? Je pense aux parents d’adolescents: le jeune en crise ne peut se reconnecter à ses ressources que s’il a en face de lui quelqu’un qui croit en lui, qui lui laisse un espace de liberté tout en lui présentant des repères stables. C’est là tout le paradoxe de l’accompagnement. On doit faire confiance à l’énergie de vie dont toute crise est le témoin.